
Des difficultés du docu-fiction
J’aime bien les docu-fictions quand leur but, pédagogique, est de clarifier ou rendre plus accessible aux jeunes lecteurs certains pans de l’Histoire.
Des albums illustrés qui ne sont plus de « simples » documentaires ou reconstitutions historiques. De l’illustration documentée et non documentaire. Il y a à mon avis une nuance et pas des moindres.
C’est pour ce créneau que j’ai travaillé sur le Courage de Sacajawea, Auguste Piccard et Louis Pasteur. Illustrer des faits historiques est vraiment délicat. Il faut « recréer » une époque en se référant à de la documentation, que ce soit pour les vêtements et costumes, l’architecture, les lieux, les us et coutumes, etc. Au risque de se retrouver prisonnier de ces documents et de l’Histoire.
Toute la difficulté est là.
Quel parti pris adopter et où placer le curseur entre le documentaire et la fiction ?
En illustrant le périple de Sacajawea, j’avais ressenti un grand sentiment de liberté. Dans le même esprit qu’une mise en images de grands classiques comme Robinson Crusoé ou les Chevaliers de la Table Ronde qui, pour le coup, sont plus ancrés dans la fiction.
Il faut évidemment une bonne base de docs pour asseoir le réel et l’époque mais en profitant de l’éloignement historique, la part d’interprétation du texte et des ambiances prend toute son ampleur. J’avais pu laisser libre court à mon imagination et à mes envies, en me focalisant sur la narration et les atmosphères sans trop de contraintes « documentaires ».
Avec Louis Pasteur, je pense que je tiens le bon compromis entre une certaine liberté pour raconter et suffisamment de docs et infos pour décrire les faits historiques. J’ai eu le sentiment d’avoir là le recul approprié et la distance nécessaire pour « détourner » sensiblement l’Histoire au service de l’album tout en collant au plus près de la réalité de l’époque. Mais j’ai eu une période de doute et j’ai complètement repris une bonne partie des crayonnés pour éviter le simple déroulé de faits historiques. Je penchais trop du côté historico-documentaire et je perdais l’aspect narratif du récit illustré.
Pour être un peu plus technique, quand il y a de la doc précise (la maison de famille de Pasteur au bord de la Cuisance par exemple), j’en profite et représente cet environnement en priorité pour donner corps à l’époque et au lieu en faisant passer les personnages au second-plan. Lorsqu’il n’y a pas ou trop peu de docs sur un lieu bien précis à dépeindre (la chambre de Pasteur jeune en pension à Paris), je vais plutôt focaliser l’attention sur les personnages en « effaçant » le décor, en partie ou en totalité. Décor parfois inventé ou reconstitué partiellement pour pallier au manque de docs. Le plus évident, ce sont les scènes qui se déroulent dans des environnements « lambda » voire intemporels (ici les sommets enneigés autour de Chamonix), je peux alors appuyer sur une situation, sur les personnages en action, le bon arrangement entre description et narration.
L’album me semble ainsi plutôt harmonieux et cohérent, naviguant entre doc et fiction, jonglant entre l’instructif/descriptif et l’affectif, le « romanesque ».
En revanche, avec des histoires plus contemporaines (dans la veine de mon album sur Auguste Piccard), je réalise que je suis coincé entre l’envie de « mettre en situation / scénariser » et un réalisme « forcé et rigoureux » car ce n’est pas toujours très loin, voire très frais dans nos mémoires. C’est périlleux d’illustrer ce genre d’évènements sous des angles originaux et/ou inédits sans « trahir » voire déformer. Avec aussi le risque de faire des bourdes…
Par exemple, je me souviens que dans l’histoire d’Auguste Piccard, sont évoquées ses rencontres avec Einstein. J’ai tout de suite eu en tête une image amusante où on les aurait vu dans des chaises longues, citronnade à la main, discutant dans le jardin de la villa de Piccard. Ça aurait collé au texte et au flou historique (en désacralisant un peu les personnages). Mais j’inventais cette situation et il en découlait des recherches complexes sur la véritable nature de leur relation, sur les lieux de leurs rencontres qui sont certainement toujours en place aujourd’hui (difficile d’inventer), les dates de ces rencontres, etc. En bref, une anecdote librement interprétée pouvait donner une image assez fun mais ce n’était pas évident à mettre en place et ce n’était pas vraiment le propos ni dans l’état d’esprit de l’album que de prendre autant de liberté.
En revanche, pour certaines parties des albums Pasteur et Piccard, je me suis amusé à créer de fausses Unes de journaux d’époque à partir de vraies Unes de ces mêmes journaux. Soit parce que les docs étaient introuvables ou inexploitables soit pour donner un côté « vécu » à ces passages, pour les ancrer dans leurs époques respectives. Même si c’est du bluff, ça fait sérieux et permet peut-être de refaire pencher un peu l’album vers le documentaire si on s’octroie plus de libertés par ailleurs.
Pour éviter de bloquer sur une forme de « vérité » historique, je prends aussi parfois le parti risqué d’essayer de « masquer » la réalité en montrant ce qu’on n’a pas pu voir à ces moments-là, en appuyant couleurs/ambiances/atmosphères, en tentant de « compléter » les textes pour éviter la succession de reprises d’images d’archives. Mais au final, on peut se retrouver avec un récit décousu, pas assez narratif. Travaillant habituellement plus pour la fiction que pour le documentaire, j’ai peut-être atteint les limites du « docu-fiction » avec Piccard.
Je me souviens que nous avions eu les mêmes questionnements avec l’équipe Casterman et la RMN en travaillant sur Je vous écris de Versailles. Ou placer le curseur ? Il y a avait deux possibilités. Soit faire du documentaire pur et dur et là c’est du lourd car il faut tout vérifier dans le moindre détail, ce qui peut se révéler long et complexe voire colossal (et ce n’est pas ma tasse de thé). Soit travailler dans un esprit « à la manière de » Versailles.
Tout en nous fiant à la documentation, nous avions décidé de faire ressentir Versailles, son ambiance, ses couleurs, ses atmosphères mais sans compter les boutons de manchettes ou les moulures au-dessus des portes.
Je pense que la difficulté découle aussi de mon « style » et de mon écriture réaliste qui tend vers une forme de représentation « crédible ». Quand on travaille ainsi et que l’on montre les choses comme elles sont, c’est parfois compliqué de détourner voire d’esquiver. On indique une direction bien précise aux lecteurs et c’est peut-être là justement que tout se joue. On peut certainement amener le lecteur sur une piste réaliste et convaincante tout en le surprenant par des partis pris inédits pour ce genre d’ouvrage en travaillant les mises en scènes et les ambiances de manière différente voire originale.
Étant plutôt perfectionniste et un brin jusqu’au-boutiste, je pense que ce n’est pas du tout la même démarche ou le même état d’esprit que pour des images fantasy par exemple, où même si on peut travailler à partir de docs pour crédibiliser un univers, il y a plus de mou sur la corde et on peut tirer plus franchement. C’est un peu prise de tête mais ça tient à pas grand-chose.
Surtout des détails. Par exemple, quand je mettais en images Piccard, son petit-fils m’avait fait remarquer que sur certaines illustrations, Piccard n’avait pas encore les cheveux blancs. Et pour Pasteur, comme on allait le voir sur une majorité de pages et parfois en gros plan, je me suis demandé s’il se coiffait vers la gauche ou vers la droite car ça change d’une image d’archive à l’autre.
Ce sont peut-être des détails insignifiants – voire risibles – pour beaucoup mais cela montre bien toute la difficulté de l’exercice. Comme le format docu-fiction induit une part d’interprétation, est-ce qu’on respecte scrupuleusement ce qui est établi et c’est ardu car il faut tenir sur la longueur ou est-ce qu’on prend des libertés et c’est délicat car il faut le faire passer, assumer et rester cohérent avec l’Histoire. Il faut miser sur le juste milieu.
Difficile de se déterminer entre développer une narration, une approche libre ou encore une mise en scène personnelle et un respect rigoureux des faits « imposant » parfois un point de vue ou un certain degré de réalisme. Difficile aussi d’estimer la part d’adaptation tolérée et la marge de liberté par rapport à tel ou tel fait historique avéré ou non… Difficile donc d’illustrer l’Histoire 😉
« Louis Pasteur |
| Vectorisation et anticipation »
Et c’est pour ça que ru préfères la Fantasy ?

Flemmard va !
De part mon orientation professionnelle et ma passion première pour l’Histoire j’avoue que votre démarche est très intéressante ; tous les auteurs n’ont pas le même respect du passé et de l’authenticité et sans aller jusqu’à l’extrémisme forcené, assoir son travail sur une base de documentation est une excellente chose! 😉 Mais c’est vrai que c’est compliqué de restituer l’histoire. Pour le peu que j’ai tenté on se sent vite découragé quand on ne trouve pas suffisamment d’informations et la contrainte est parfois assez lourde.
Avec la fantasy, que je privilégie très souvent en dessin puisque c’est bien moins prise de tête pour quelque chose qui est encore pour moi qu’une simple passion, on se rend vite compte que l’on peut représenter ce que l’on souhaite avec beaucoup de marge de manœuvre tout en pouvant “instrumentaliser” l’Histoire au service de l’inspiration et de la crédibilité. John Howe s’appuie énormément sur l’Histoire justement dans son boulot et j’aime bien relever les détails historiques dans ses images.
Mon prof de BD disait toujours “50% talent, 50% doc” !! Qu’on fasse dans l’historique ou le fantastique, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la documentation. Même fragmentaire, même incomplète… La doc c’est ce qui ancre une illustration dans la réalité, ce qui lui donne vie dans l’esprit du spectateur. Quand tout est générique et approximatif parce que pas documenté, ça n’a aucune saveur. 😛
Il n’y a pas une faute de grammaire sur la une du journal ?
Comme je te comprend : je mets actuellement en couleur une BD sur Alésia, et je crois péter un boulon parfois face à tous les détails auquels ils faut faire attention. On est vraiment pas loin des boutons de manchette et des moulures de porte, je peux te l’assurer !!
En fait on y est complètement. Si un malheureux pilum est dessiné avec un seul clou, il faut absolument que je le retouche (les pilum de l’époque en avaient 2!). Heureusement je ne m’occupe pas de vérifier les erreurs (je n’aurais jamais le temps). Mais j’ai la charge de mettre en couleur les habits, armures et boucliers (motifs précis), de la bonne couleur, cohérente avec l’époque (très précise en l’occurence).
Enfin ca me rassure que même un grand maitre comme toi (oui je pèse mes mots, na !) aussi perfectionniste qu’il est, n’apprécie pas forcément le travail de documentation pur et dur pour autant.
Personnellement cet effort de documentation ultra précise grignote mon plaisir de mettre en couleur les planches, à chaque livraison, un détail (de la catégorie risible) cloche et je dois revenir dessus, ce qui casse mon rythme et me décourage un peu à force.
Bref vivement le prochain album pure fiction héhé